Une photo DOIT raconter une histoire, susciter l'émotion ...

C’est ce que j’entends souvent dire. La photographie est, paraît-il, une forme d’art qui va bien au-delà de la capture d’images. Il s’agit de raconter une histoire. Peu importe si cette histoire est intéressante ou non, si elle est utile ou non, si elle a déjà été racontée mille fois, si on a fini de la raconter après 1,33 secondes : on s’en fout, il faut raconter une histoire, c’est tout ! C’est comme ça, puisqu’on vous le dit. Il s’agit aussi de provoquer une émotion chez le spectateur : surprise, joie, tristesse, dégoût … il importe peu que cette émotion soit positive ou négative mais il est important, apparemment, qu’il y en ait une … sinon c’est mal, votre photo est ratée, elle ne dégage rien.

Bref, si je comprends bien le diktat, lorsqu’un photographe passionné d’architecture tombe sur un bâtiment qu’il trouve intéressant, il devra absolument se débrouiller pour raconter coûte que coûte une histoire … alors qu’il n’a probablement rien de particulier à raconter à qui que ce soit, si ce n’est « j’aime bien l’architecture de ce bâtiment ». Ou alors il doit au moins faire en sorte de susciter une émotion chez le spectateur, même celui qui n’en a rien à foutre de ce bâtiment parce que l’architecture, de manière générale, c’est le cadet de ses soucis. Peut-être que si tu shootes l’immeuble en diagonale ou avec une poignée de porte en avant-plan, tu vas y arriver, ce sera un building émotionnellement érigé.

Le type qui fait de la photo culinaire doit lui aussi s’imposer les mêmes règles : il faut vraiment qu’il nous raconte l’histoire de ce crumble aux pommes. Il faut qu’il suscite chez nous une émotion sexuelle lorsqu’il shoote sensuellement ce plat de pâtes.

Tiens, une madame qui passe à vélo dans la rue entre deux voitures. Mais quelle belle histoire que voilà ! Il y en a des choses à raconter sur ce truc banal ! Vite, mon appareil, j’ai un roman romantique à vous raconter pour provoquer chez vous plein d’émotions inutiles ! Il était une fois, une madame sur son vélo ...

Et quand on fait de la photographie de nu, comme moi, c’est, bien sûr, la même chose. Il faut absolument que je vous raconte un truc, je ne sais pas très bien quoi, mais il faut que je vous le raconte quand même, et ce même si vous ne connaissez pas la dame qui pose car, j’en suis sûr, cela va vous intéresser de savoir qu’elle a passé une commande de vêtements sur Shein la semaine passée pour ne pas les mettre devant mon objectif lors de ce shooting. Ah non, suis-je bête, ce n’est pas cela qu’il fallait raconter aux gens ! Non, je vais leur raconter un truc bien plus profond : il était une fois une madame toute nue sur une plage au coucher du soleil et … et voilà, c’est une belle photo, non ? Elle est pas belle, mon histoire ? Oups, j’ai presque failli oublier l'essentiel : faut aussi que je lui demande de sourire bêtement pour susciter une émotion chez le spectateur. Et voilà, le tour est joué ! Quoi ? C’est trop facile ? OK, je vais lui demander de prendre un air triste comme ça les gens vont pouvoir publier un commentaire sous ma photo : « elle a l’air triste ». C'est bien, triste, comme émotion, non ? Cette fois ça y est, j’ai réussi la photo du siècle, j’ai raconté une histoire émotive et les gens ont compris mon message subliminal. Je suis le meilleur photographe du Monde.

Vous trouvez cela un peu ridicule ? Moi aussi … Une photo, c’est une photo, rien de plus. Un image. Pas un roman. Pas une thèse de doctorat. Pas une encyclopédie en 54 volumes. Une photo, rien qu’une photo.

Parfois, c’est vrai, le photographe peut chercher à faire passer un message à travers ses photos. Si, par exemple, je veux sensibiliser les gens aux horreurs de la guerre en Ukraine, je vais photographier des ruines, un paysage de désolation, un enfant qui pleure à côté du cadavre décomposé de ses parents … et je vais inévitablement provoquer une émotion chez toutes les personnes qui sont sensibles à ce genre de choses. Ce n’est pas lié à la qualité de la photo ni au photographe mais bien au sujet représenté par cette photo, ce qu’il y a derrière la photo, le quotidien des ukrainiens depuis l’invasion russe. C’est cela qui suscite l’émotion, parce que tout spectateur un peu empathique va se mettre à la place de cette enfant qui pleure et qui n’a pas demandé à subir tout cela … La photo est-elle réussie pour autant ? Peut-être bien que oui mais peut-être bien que non, ce n’est pas la photo elle-même qui engendre le débat ou l’émotion mais la guerre, le malheur de cet enfant que l’on prend en pitié.

Si je réalise un shooting sur le thème de la femme battue, même si c’est un nu, il est clair que je vais également essayer, non pas nécessairement de faire passer un message (c’est pas bien de battre les femmes : merci pour le message, désormais, je suis sensibilisé à la question), mais de traduire tant que faire se peut ce que peut ressentir une femme battue. Oui, là, je vais sans doute rechercher l’émotion du modèle et, à travers son expression, provoquer un ressenti négatif dans le chef des personnes qui regarderont la série de photos ainsi réalisée. Je ne suis pas pour autant un meilleur photographe uniquement parce que j’ai choisi un sujet qui, naturellement, par lui-même, va susciter des émotions.

Si je fais une photo du chat de ma voisine vite-fait avec mon smartphone, je trouverai toujours une Mamy qui le trouvera mignon, ce petit chat-chat à sa maman, surtout si c’est encore un petit chaton hein qu’il est beau tout plein ce petit ? En plus, j’ai de la chance, il joue avec sa baballe. C’est drôle, non ? C’est mimi. Voilà, c’est bon. J’ai raconté subtilement une histoire inoubliable et j’ai réussi à susciter l’émotion de ma grand-mère. Je suis un génie de la photographie, même si ma photo ne ressemble à rien, même si elle est surexposée et même si je lui ai coupé une patte au passage à ce con de chat (pfff, il fait que de bouger, c’est pas ma faute, il sait pas poser).

Par contre, si je fais une jolie photo d’une femme nue sans avoir la prétention de vous raconter une histoire, sans chercher à émotionner le spectateur pour on ne sait quel motif obscur, on me dira que c’est nul, la photo est forcément ratée, a fortiori si la modèle ne dégage rien de spécial. Et ben non, désolé, mais une photo de nu peut être très belle, très agréable à regarder, même si ce n’est rien d’autre qu’une bête photo de nu qui n’a aucun message à faire passer ni aucune émotion à engendrer.

Vous confondez, à vrai dire, la photo et le sujet de la photo. Si je trouve que cette femme est jolie, si j’aime la pose qu’elle a prise, si j’apprécie l’attitude qui est la sienne (et qui peut être parfaitement neutre), si son regard m’interpelle, je peux me contenter de la prendre en photo en essayant de ne rien faire d’autre qu’une jolie photo. Non, cette dame assise, nue, sur une chaise n’a rien de particulier à vous raconter … et moi non plus. C’est juste une jolie photo et, cela tombe bien, c’est tout ce que l’on cherchait à faire. Elle est ratée pour autant ? Si je fais pleurer cette femme nue sur sa chaise et si je dessine des traces de bleus sur son visage et sur ses bras, elle sera meilleure parce que le thème est émotionnellement porteur ? Pas vraiment ...

Au final, j’ai réalisé au fil du temps des centaines de milliers de photos de nu. La plupart du temps, je ne me suis pas posé de questions. J’ai essayé, tout simplement, de faire de belles photos, des photos qui me plaisent, des photos qui mettent en valeur la modèle, des photos qui lui plaisent aussi. Du beau pour du beau. Rien de plus. Non, je n’ai pas cherché à vous raconter une série en 15 épisodes. Non, je n’ai pas voulu faire passer un message du genre « c’est pas gentil d’être méchant ». Et non, je ne tiens pas à vous faire rire ou pleurer chaque fois que je pousse sur le déclencheur de mon appareil. Je ne cherche rien, en fait, si ce n’est faire une jolie photo.

Après, vous ferez vous-mêmes ce que bon vous semble de mes photos. Vous avez envie de vous raconter vous-même une histoire ? C’est très bien, tant mieux pour vous. C’est votre histoire, pas la mienne. Vous êtes choqué(e) parce que la madame est toute nue ? C’est votre problème, votre émotion n’est jamais que le reflet de votre vécu, de vos croyances, de vos valeurs, de votre éducation. Vous êtes en colère parce que vous trouvez que l’on voit beaucoup trop de femmes nues, de manière générale ? Cela vous appartient, personne ne vous oblige à regarder ce que vous n’avez pas envie de voir. Ma photo vous laisse indifférent ? C’est très bien aussi, personne ne vous a demandé de ressentir une émotion. Elle est moche ? OK, si vous voulez. Si vous ressentez une émotion malgré tout, ce n’est pas la photo en tant que telle qui en est responsable mais votre façon de la regarder, votre mode de pensée, ce qu’elle suscite en vous compte tenu de la personne que vous êtes. C’est votre regard … et il n’a peut-être rien à voir avec le mien. Une autre personne, en regardant la même photo, n'aura pas nécessairement la même émotion que vous.

Quand on publie une photo de nu sur les réseaux sociaux, il est d'ailleurs rare qu’elle fasse l’unanimité, bien au contraire. Certaines personnes vont l’aimer, voire même l’adorer ou cliquer sur le waouh admiratif pour on ne sait quelle raison. D’autres vont poursuivre leur chemin parce que la photo les laisse indifférents. Il y en a qui vont mettre un émoji qui pleure si le sujet de ne leur plaît pas, ou un émoji en colère parce que, le nu, c’est mal. Il y aura peut-être des commentaires. Des commentaires positifs pour ceux qui aiment. Des commentaires négatifs pour ceux qui n’aiment pas. Il pourrait même y avoir des insultes, des remarques désobligeantes sur le physique de la modèle, des jugements de valeur sur le photographe (« j’ai un plus gros appareil que le tien »). Alors ? Qui a raison ? Celui qui aime ? Celle qui n’aime pas ? La personne qui commente en disant qu’elle trouve cette photo magnifique ou celle qui trouve intelligent de dire que c’est de la merde ?

Non, une photo ne DOIT pas raconter une histoire. Elle PEUT éventuellement le faire. Et si elle crée en vous un récit, si elle a un sens à vos yeux, si elle vous touche, ce ne sera jamais que votre histoire, celle que vous avez vous-même créée dans votre tête, pas celle du photographe ou de la modèle qui n’ont peut-être jamais eu cette prétention.

Elle ne DOIT pas non plus susciter obligatoirement une émotion. Elle peut parfois le faire mais, si elle provoque chez vous une telle émotion, un sentiment, ce ne peut être que parce qu’elle rencontre de près ou de loin votre vécu, votre histoire, vos croyances, vos valeurs, votre conception du beau … mais il s’agit alors bien de vous, pas de la photo elle-même.

Arrêtons, s’il vous plaît, avec la tyrannie de l’histoire et de l’émotion. C'est du snobisme. Ce n'est en rien essentiel. Contentons-nous de faire des photos.

En attendant, vous trouverez ci-dessous la photo d’une femme nue qui lit un bouquin. Cette photo raconte l’histoire d’une femme nue qui lit un bouquin. J’espère qu’elle vous rendra heureux, triste et en colère.